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La théorie socialiste du développement économique

Avertissement

Quand on évolue dans le domaine des sciences humaines, depuis quelques décennies déjà, on sait pertinemment qu’il doit toujours exister, dans l’utilisation des recherches effectuées par les membres actifs de la communauté intellectuelle, une attitude éthique très marquée. En effet les différents documents que nous acceptons de diffuser sur diverses plateformes se voient malheureusement exposés aux manipulations les plus diverses, mais pas nécessairement les plus nobles : c’est pourquoi il nous apparaît nécessaire de rappeler aux utilisateurs potentiels de mes documents et recherches (ouvrages, articles, recherches disciplinaires, réflexions, essais, etc.) de faire part d’une véritable exigence morale dans l’utilisation de ces documents, quelle que soit par ailleurs le cadre formel ou non dans lequel sont effectivement utilisés ces documents. La personne qui utilise de tels documents doit absolument respecter les droits d’auteur, citer ses sources lorsque nécessaire, éviter le plagiat et ne jamais déformer le sens ni l’essence des écrits référés. Un droit de référer qui, toujours, devra se faire avec respect, discernement, intégrité et diligence.

 
 

 

 

Essayons maintenant de saisir sur quelles bases effectives le socialisme intégral a-t-il tenté de se fonder comme doctrine à prétention universaliste. S’inspirant évidemment des œuvres de Karl Marx et de Frédéric Engels, pères fondateurs du dogme socialiste, la doctrine se présente comme une construction beaucoup plus subtile et beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. En effet, et comme toute doctrine  aspirant  à une certaine prise efficiente sur le  réel,  il faut bien saisir les diverses composantes qui entrent dans l’élaboration de ces édifices sociopolitiques, somme toute étonnants que furent les systèmes communistes. La théorie socialiste du développement économique, même si elle n’a pas atteint une aussi grande puissance de production et d’absorption du « réel » que le libéralisme économique, n’en a pas moins suscité, pour une certaine période de temps à tout le moins, un formidable engouement qu’il ne faut pas passer sous silence et qu’il faut de plus  expliquer. Comme la schématique du libéralisme économique, le modèle global de développement et d’organisation des sociétés proposé par la doctrine socialiste repose lui aussi sur des fondations mythologiques, anthropologiques, sémio idéologiques, matérialistes, pratiques/concrètes … mais aussi « pédagogiques ».

À ce stade-ci, il faut redire exactement ce qu’on a dit pour le libéralisme économique : premièrement il faut comprendre qu’aucune société n’a jamais appliqué au sens strict, formel et intégral, la théorie socialiste du développement économique. Il faudrait plutôt dire que certaines sociétés se sont en partie inspirées de cette vaste dogmatique théorique et  orientées certaines de leurs entreprises de construction sociétale en fonction des axiomes et principes définissant ce qu’on appelle communément le socialisme économique. Deuxièmement, et même dans la mesure où furent en partie appliqués certains des principes régissant le socialisme économique, on ne peut facilement discerner dans cette multitude de pensées, de gestes et d’actions ce qui, parmi ces nébuleuses complexes, relève de l’idéologie, de la croyance mythique, de la suggestion analogique, de la contingence pratique, de la nécessité matérielle, de la vérité anthropologique, etc.

Aussi faudrait-il à chaque fois pouvoir discerner, si l’on se voulait très rigoureux et ce, pour chaque formation socio-historique étudiée, ce qui a réellement été engendré et déclenché, dans la mécanique générale de développement économique, par les facteurs et opérateurs  socialistes  de développement (facteurs mythiques, anthropologiques, sémio idéologiques, symboliques, matérialistes, pratiques/concrets), pour ensuite découvrir la part relative  réelle  de chacun de ces facteurs et opérateurs dans l’économie générale du développement ci observé. C’est pourquoi il importe de comprendre la synthèse complexe d’éléments hétérogènes qu’assure la double schématique théorique « modèle économique socialiste/homme nouveau » afin de pouvoir mieux repérer et analyser, à l’avenir, l’ensemble des composantes opaques et des éléments consistants qui font la substance du schème théorique socialiste en matière de développement économique. Analysons donc plus en détail ce que transporte le schéma socialiste de développement.

 

1 les fondations épistémologiques du socialisme économique

  1. a) Modèle économique socialiste/Homme nouveau

Dimension mythologique : Comme tout système symbolique global aspirant à nous dire les chemins que devrait suivre la société pour trouver la prospérité, la liberté et la vérité, le socialisme – et le socialisme économique en particulier – transporte une composante mythologique vivante et importante dont il ne faut pas mésestimer les effets génératifs. La fable ou plutôt  l’utopie  dans ce cas-ci, nous relate le récit suivant : Il était une fois une communauté d’êtres libres et égaux qui vivaient heureux sur les bords de la … Cette communauté d’hommes affranchis de toute volonté égoïste d’appropriation privée des biens et objets disponibles, participaient tous de manière équitable, dans la joie et l’allégresse, à l’élaboration d’une société fraternelle plus juste. Chacun pouvait changer régulièrement de travail en participant dans une communauté d’esprit à la production des biens nécessaires à la satisfaction des besoins légitimes de chacun des autres membres engagés dans cette communion universelle des esprits et des corps.

Ce récit constitue une véritable mythologie en acte, un acte fondateur autour duquel peut s’organiser le récit des origines d’après la théorie économique socialiste du développement économique : l’aventure fantastique de héros mythologiques qui, en suivant spontanément  les préceptes magiques du socialisme économique, sauront engendrer le monde merveilleux de la fraternité, de l’abondance et de la prospérité dont ils rêvaient … 

Dimension anthropologique : La doctrine du socialisme économique transporte également une composante anthropologique dont on ne doit jamais oublier les axiomes et les préceptes ; l’artifice ici se situe moins dans l’idée d’un passage, par contrat social, entre un état idéalisé de nature et un état idéalisé de culture : il se situe plutôt du coté d’une longue  anthropogenèse  des hommes et des sociétés. Soit la vision de petites collectivités formées d’hommes libres et égaux affranchis de l’égoïsme des passions et qui participent activement – en travaillant allégrement – à l’élaboration de petites sociétés autogérés vivant dans la justice et la fraternité universelles.

Pour Marx, l’homme doit « travailler pour vivre et survivre » car il s’agit là du destin incontournable de l’homme inscrit dans la nature : « l’homme doit vaincre le règne de la nécessité matérielle », affirme le père du socialisme économique. La doctrine socialiste du développement propose une vision très  ergonomique  du travail : l’homme doit dépenser et investir sa force de travail dans le but de produire les biens nécessaires qui assureront sa survie. À ce niveau précis de l’analyse, la pensée socialiste rejoint la pensée libérale quant à cette nécessité pour l’homme d’investir sa force de travail afin de produire des biens et donc de pouvoir jouir des fruits de son travail (cueillir des fruits, chasser des animaux, cultiver les champs, couper des arbres, etc.).

Mais la doctrine du socialisme économique ne suppose pas l’homme naturellement libre, atomisé, séparé de ses semblables et désireux par la suite de socialiser  avec eux – par le biais d’une adhésion consentie à un pacte fondateur libéral ; l’homme nouveau du socialisme s’inscrit d’emblée dans des rapports sociaux qui donnent sens à sa vie et conditionnent l’ensemble de ses façons d’agir, de travailler et de participer au collectif. La pensée socialiste définit l’homme de nature comme un « homo sapiens » trouvant le bonheur non pas dans une délectation personnelle des dons de la nature et des échanges qu’il entretient avec les autres hommes libres qui le côtoient : l’homme socialiste trouve son bonheur dans la communion spontanée qu’une saine organisation sociale du travail et de la production lui permettra d’expérimenter. L’homme n’est pas considéré ici comme un libre travailleur et un entrepreneur « naturel », ni comme une entité refermée sur elle-même et se suffisant à elle-même tourné vers la nature et travaillant sur cette dernière dans le but de produire des biens utiles afin de satisfaire ses besoins – besoins primaires au départ et besoins secondaires de plus en plus sophistiqués par la suite. Pour les penseurs socialistes, ce sont les développements successifs du capitalisme, comme formation sociale globale s’assimilant toujours davantage la substance du travail des prolétaires, qui ont aliéné  l’homme naturellement participatif que la doctrine socialiste a idéalisé  et que la révolution communiste avait pour finalité de faire revivre : l’homme nouveau.

Mais il n’est pas sûr non plus que les postulats anthropologiques sur lesquels reposent la théorie économique socialiste ne résistent à l’étude des sociétés primitives et traditionnelles : l’homme naturellement libre et égalitaire … l’homme bien disposé pour les entreprises collectives et participant spontanément et de manière responsable au collectif de travail … les sociétés humaines construites sur une douce polyvalence des travailleurs autonomes … l’homme  primitif  plutôt bienveillant, fraternel et naturellement   tourné  vers son semblable … l’homme naturellement travaillant, travaillant naturellement à produire de la valeur d’usage et disposé naturellement au partage … l’homme s’évertuant à satisfaire  en communauté de biens  ses besoins … l’homme accumulant sagement pour le collectif les richesses nécessaires à la prospérité de tous …

Et pourtant les anthropologues imprégnés de la philosophie matérialiste n’ont pas cessé de réinterpréter l’histoire de toutes les sociétés et de toutes les civilisations antérieures à la lumière des postulats et des axiomes de la doctrine matérialiste. A-t-il déjà existé une seule société réellement fondée sur les principes anthropologiques dynamiques autour desquels s’organise l’anthropologie socialiste ?

Dimension sémio idéologique : Le socialisme utopique et le socialisme économique en particulier transportent également une composante sémio idéologique. Il s’agit d’une sorte de chaîne conceptuelle qui dessine dans l’esprit des séries d’imageries reliées en réseau et qui composent ensemble une vision du développement économique, de l’activité économique et de ses conséquences – allant de l’acte primaire de productivité et de valorisation des potentialités de la nature à l’acte final de consommation et de réalisation des potentialités de la personne humaine, soit un ensemble organisé de représentations du monde formant système.

Dans une formation discursive comme celle du socialisme économique, la conscience s’inscrit dans des séries sémantiques obligatoires au terme desquelles une conception schématique cristallisée du développement économique s’impose à la conscience – vision nécessaire et obligée et dont il faut suivre la méthode si l’on veut atteindre l’abondance et la prospérité collective : investissement social/programmé de la force de travail de chacun des commettants, mode de production et niveau de productivité déterminé par la forme dominante des rapports sociaux existants, allocation des ressources  rares  en fonction de la gouverne communautaire, autogestion des modalités d’organisation du socius

L’ensemble sémio idéologique ainsi construit et ainsi scellé devient de la sorte très contraignant pour l’esprit ; il devient la seule façon possible dont ce même esprit s’avère capable d’envisager quelque développement économique que ce soit. On connaît la force de persuasion que peuvent engendrer de telles composantes sémio idéologiques, surtout lorsqu’elles sont soutenues par de très puissants appareillages idéologiques qui quadrillent l’espace social en entier. 

Dimension matérialiste : Le socialisme économique transporte évidemment une composante et une conception  matérialiste  du monde qu’il ne faut évidemment pas négliger. Le fait pour la doctrine socialiste de transporter les diverses dimensions dont nous venons de faire part n’empêche nullement cette  séduisante  dogmatique de nous dire certaines choses fondamentales quant à l’organisation économique  primaire  existante dans toute société.  Il y a « finalité de la matière dans l’histoire », affirme Marx. Le  matérialisme historique et dialectique  constitue une des thèses les plus puissantes n’ayant jamais été proposée tout en constituant un parti pris déterminant aussi bien quand on analyse l’évolution de l’homme que quand on analyse la forme et la structure des sociétés humaines et des civilisations. À quelque niveau qu’on situe l’analyse, c’est toujours le niveau inférieur, plus  infrastructurel  et plus  matériel  que celui qui précède, qui s’avère déterminant par rapport au niveau supérieur. 

Des penseurs comme Auguste Comte reprendront largement ce genre de thèse – thèse qui reste encore aujourd’hui la conception du monde la plus partagée qui soit. Ici aussi, le socialisme et le libéralisme se rejoignent profondément au sujet de cette vision  matérialiste  du monde : chaque niveau de réalité donné étant toujours en dernière instance déterminé par un niveau de réalité matériellement plus primitif. La superstructure déterminée par l’infrastructure ; l’infrastructure déterminée par la nécessité  ergonomique  du travail productif ; le travail comme dépense naturelle de forces physiques déterminée par la relation contingence naturelle/contingence biologique ; la contingence biologique déterminée par la complexité de l’organisation matérielle …

Nous sommes prudents car nous voulons souligner le fait que la doctrine du socialisme matérialiste historique et dialectique  touche sans nul doute à quelque chose de foncièrement primaire et de très fondamental concernant notre insertion obligée dans un monde bio matériel – un monde matériellement donné comme tel et qui se donne à l’homme comme une série interminable de contraintes et de complexités matérielles auxquelles il ne peut pas se soustraire. 

Dimension pratique/concrète : Le socialisme économique transporte finalement ce que nous appelons ici une composante pratique/concrète. Le socialisme économique nous renseigne également sur la  façon  et le comment  dont l’homme se comporte et doit se comporter envers le monde qui l’environne afin de se réaliser comme homme et de garantir sa survie.  L’homme est construit de telle façon et la nature se donne de telle autre façon, qu’il faut bien quelque part que l’homme  fasse l’appropriation  de ce qui existe. Que l’homme  crée ou produise  des choses ou des biens, et que ces choses ou ces biens soient qualifiés par le socialisme économique de biens possédant une  valeur d’usage  – au moins dans une certaine mesure.  Que l’homme  dépense ou investisse  une certaine énergie ou une certaine force de  travail  s’il veut disposer des biens issus de son travail, et que cette dépense de travail appelle un certain nombre précis de gestes cohérents, de mouvements coordonnés, de schèmes d’action spécifiques et spécifiés, de savoirs intégrés, d’outils ou d’instruments déterminés, de formes technologiques ou de machines adaptées. 

Il y a donc dans la schématique développementale du socialisme économique l’expression conceptuelle d’un ensemble de relations dynamiques  pratiques et concrètes  que l’homme entretient nécessairement avec le monde environnant et avec la nature (il y a contingence à tous les niveaux de l’action et de l’activité des hommes : l’agriculture implique des modes techniques, des formes relationnelles, des synthèses de gestes et d’actions spécifiques, etc.). Et malgré l’imprécision qui demeure relativement à la  réalité nécessaire fondamentale  de toutes ces relations et ces opérations dynamiques pratiques et concrètes sur lesquels le socialisme se fonde comme doctrine pratique/concrète, le socialisme économique touche là à quelque chose d’essentiel et d’irréversible dont il faut savoir apprécier honnêtement la portée. 

À nouveau, et d’une manière très convaincante, le socialisme scientifique et le libéralisme économique se rapprochent énormément dans leur conception commune du rapport nécessaire et obligé que l’homme ne peut qu’entretenir avec la nature et le monde qui l’environne. L’homme est destiné à une exploitation rationnelle intensive de la nature et les moyens, procédés et opérations techniques nécessaires pour assurer cette exploitation rationnelle dicte l’essentiel des modes, des instruments, des processus et des formes techniques qui permettront de réaliser ces finalités incontournables. 

Dimension pédagogique :

Le socialisme économique demeure évidemment inséparable de la doctrine socialiste globale dont il se déduit automatiquement : les communautés humaines ne pourront jamais accéder à un stade socialiste achevé tant que les hommes ne se seront pas défaits de leur égoïsme primaire et animal. On ne peut donc pas concevoir une organisation socialiste conséquente sans imaginer un lourd travail d’éducation et de modelage pédagogique (exercice, discipline, éducation primaire, insertion idéologique, propagande, autorité morale forte, pression sociale totalisante, habitudes fortement ancrées, conditionnements opérants, etc.).

La composante éducative et pédagogique sera obligatoirement un élément clef dans le dispositif institutionnel de toute société communiste. Il faut rééduquer l’homme et lui extirper un certain nombre de ses propensions et penchants  naturels :   égoïsme des passions, vanité, individualisme, orgueil démesuré, etc. C’est la seule façon d’espérer retrouver en bout de parcours cet « homme nouveau » dont on s’attend qu’il se comporte socialement et économiquement  d’une façon apte à faire fonctionner harmonieusement le collectif de production, de répartition, de distribution et de consommation des biens communautaires. Cette exigence d’investissement de soi, de mise en disponibilité de soi, de dévouement de soi et de mobilisation constante en fonction de la poursuite de l’idéal communautaire peut aller très loin (il s’agit évidemment d’une exigence infinie) et l’on sait qu’il s’est agi dans la plupart des cas de beaucoup plus qu’une demande de participation active dans le collectif de production. Même au strict niveau économique, il s’est agi d’une exigence totale d’investissement de son être et des forces de son corps dans les rouages concentrationnaires des coopératives de production, de gestion et de distribution des biens communautaires.  

  1. b) L’introuvable homme nouveau

Tel qu’il nous est proposé dans sa version formelle et intégrale, mais qui n’en demeure pas moins une incroyable réduction et une formidable simplification sur le réel humain, on pourrait affirmer du modèle de l’homme nouveau qu’il ne représente qu’une créature fantomatique qui n’existe nulle part et qu’on ne rencontre vraiment nulle part. L’homme nouveau tant idéalisé par la doctrine socialiste constitue une  abstraction  largement vide de réalité.

 A-t-on pu déjà observé quelque part cet être communiste achevé et accompli, toujours dévoué pour le collectif, toujours mobilisé à s’investir de toutes ses forces afin d’aider le collectif à atteindre ses objectifs de production et de distribution des biens, toujours disponible à tous les niveaux pour participer à l’amélioration du domaine coopératif, toujours soucieux d’inciter son semblable à prendre une part active dans le développement des potentialités naturelles locales, toujours concentré à investir temps, énergie et créativité pour stimuler la production, pour engendrer de la richesse et pour supporter ses semblables dans le travail, toujours ouvert au partage et à la distribution  universelle  des richesses en fonction des besoins et capacités de chacun, toujours prêt à se départir d’une part importante des avoirs dont il mériterait en droit et en fait la propriété, toujours … 

Car si la logique de l’homo oeconomicus transporte avec elle une sorte de manuel de pédagogie morale où l’on nous donne des bons conseils de pastorale chrétienne dans l’espoir que l’on accepte de conformer nos actes aux sages préceptes inscrits dans le catéchisme des vices et des vertus  libérales, le traité libéral des vertus et des vices ne s’attaque qu’à une portion limitée du comportement humain.

  On fait certes le vœu pieux que le sujet ciblé saura aligner ses actions sur les préceptes vertueux de la conduite économique saine et raisonnable (ce fameux sujet libre, travailleur et entreprenant, agissant rationnellement même si en fonction de ses intérêts, désireux de produire et d’accumuler des biens dans le but d’accroître son patrimoine, d’accéder à l’abondance et de satisfaire sainement ses besoins les plus nobles), mais on érige tout de même en vertu cardinale le principe de liberté – au sens général du terme – tout en partant de l’idée que l’homme demeure un être foncièrement égoïsme, individualiste et désireux de satisfaire en premier ses propres intérêts. L’institution du marché doit sa valeur au fait qu’elle représente un mécanisme impersonnel dont la principale vertu est de pouvoir  détourner  les énergies égocentriques de l’homme dans un but de stimulation de la production de richesse collective.

Mais l’homme nouveau que cherchait à produire les systèmes communistes et que devaient produire les systèmes en question s’ils désiraient pouvoir générer sans les stimulants capitalistes les richesses nécessaires à l’élaboration de vastes sociétés autogérées, s’avère une créature plutôt  exceptionnelle  et que l’on ne rencontre pas réellement à l’état naturel. L’homme est certes un être de croyance et d’idéal et il s’agit là d’une dimension de la personne humaine que la pensée libérale a trop souvent mésestimé, mais on ne peut pour autant réduire la nature de l’homme à ces seules dimensions.

  La doctrine libérale constitue une vision du monde trop séculière, trop «  individualistique »,  enfin trop pragmatique à sa façon. Elle n’a jamais su rendre compte du fait que des millions d’hommes aient pu se lever pour défendre le projet socialiste, pour s’investir corps et âme dans un tel projet – parce que ces hommes croyaient, idéalisaient et aspiraient à un monde meilleur. Tout comme la pensée libérale n’a jamais su rendre compte du phénomène religieux ou des engouements collectifs qui ont jalonné l’histoire des grandes explosions sociales : guerres idéologiques, mouvements politiques extrêmes, explosions révolutionnaires, dynamique exaltée des foules, etc.

Mais cet aspect spectaculaire des grands bouleversements sociaux ne doit non plus nous permettre de conclure à une nature humaine essentiellement  sociale,  humaniste,  sympathique, altruiste  et  fusionnelle. On connaît tous les débats qui ont eu lieu au cours des âges sur la nature humaine – entre autres les conceptions que se sont faites de cette nature humaine des penseurs comme Thomas Hobbes, Jean-Jacques Rousseau, Adam Smith ou David Hume : si l’homme peut manifester naturellement de la sympathie et de la bienveillance envers ses semblables, il a davantage tendance à être originellement animé par son égoïsme primaire, par ses désirs, par ses passions intimes et par son amour-propre, et peut même facilement devenir un « loup pour l’homme ».

D’ailleurs, de très grands explorateurs de la nature humaine, comme Jean Piaget ou Sigmund Freud, s’accordent pour dire que le processus d’hominisation demeure un processus difficile et jamais complété, que ce soit du coté de  l’égocentrisme  naturel qui anime l’enfant humain et dont doit peu à peu se départir l’enfant grandissant en devenant plus  adulte  et  responsable  (procès jamais achevé et toujours déchirant), ou que ce soit du coté des  instincts et pulsions  primitives qui animent spontanément l’animal humain et que doit peu à peu apprendre à inhiber l’enfant grandissant pour devenir plus  équilibré  dans ses échanges sociaux (projet jamais achevé et toujours générateur de refoulement et d’ambivalence).   

L’homme, disions-nous, est propulsé par ses désirs, par ses croyances, par ses aspirations, par ses idéaux et par ses passions (envie, jalousie, ambition, volonté de puissance, amour-propre, orgueil, etc.).  Il n’a jamais été gouverné par la raison ou en fonction d’une quelconque pragmatique de l’action rationnelle, même fondée sur l’idée d’une raison pratique animée par la dynamique des  intérêts  au sens bien entendu du terme. Mais cette conception de l’homme doit également servir à remettre en question la valeur fondamentale de la schématique idéologique de l’homme nouveau : il n’était pas possible de  produire  cet homme nouveau, tant idéalisé, sans faire violence et de manière très sauvage, à la nature humaine. D’où les gigantesques appareillages concentrationnaires qu’ont dû ériger les systèmes communistes pour réprimer certains aspects de la nature humaine et maintenir les consciences  immergées  dans un état d’assujettissement forcé.

Aussi cette conception idéalisée de la personne humaine, qui ne colle qu’à une dimension partielle de la vie concrète des individus (dimension importante mais hypothèse simplificatrice pour qui ne considère que cet aspect-là de la personne humaine), ne permet pas de saisir les subtilités du comportement humain si l’on accepte de prendre en ligne de compte la dynamique des  forces et des énergies fondamentales  qui propulsent et animent l’action des individus engagés dans l’action. L’être humain est mu par des désirs imprescriptibles, des ambitions démesurées, des idéaux irrationnels, des passions irrésistibles … mais aussi par des normes intériorisées, des valeurs fossilisées, des interdits rigidifiés, des inhibitions pétrifiées, des conventions sociales cristallisées … et c’est à partir de ces prémisses et de ces postulats que doivent être élaborés les nouveaux modèles de développement économique.

  1. c) Remarques et conséquences

Les nouvelles pistes de réflexion dans lesquelles nous nous sommes engagées au sujet de la doctrine socialiste ont déjà permis de faire valoir les limites également très étroites dans lesquelles « fonctionne » le modèle anthropologique économie socialiste/homme nouveau. Ce modèle ne définit finalement qu’une sorte de démarche méthodologique très idéaliste qu’un certain type de projet de société a survalorisé et ce, en faisant fi de plusieurs dimensions du réel humain : désirs, ambitions, envie et jalousie, liberté, initiative et innovation, orgueil et amour-propre, etc.

Aussi ce modèle n’a-t-il pas su inspirer un développement économique un tant soit peu cohérent, efficient et harmonieux ; c’est même l’inverse qu’il a favorisé comme doctrine économique qui se voulait pourtant toute constructive et positive. Et ce modèle n’en est devenu que plus dommageable lorsqu’il a prétendu rejoindre l’universel de la condition humaine – via la thèse anthropologique globale du « matérialisme historique et dialectique », soit dicter le type de système politique qui convenait le mieux pour l’homme, pour enfin légiférer sur le meilleur moyen de réaliser et d’affranchir l’homme – supposé aliéné uniquement par le développement anarchique du capitalisme.

C’est pourquoi, dans cette discussion où nous n’avons fait qu’entrouvrir le débat sur la complexité effarante de la nature humaine et du meilleur modèle susceptible de favoriser un développement économique viable et durable, il s’est avéré décisif que ni le modèle de l’homo oeconomicus ni le modèle de l’homme nouveau ne peuvent constituer des « abstracts » valables capables de guider les acteurs engagés dans l’action vers un développement économique constructif durable.

Il faut donc comprendre que ni les théories économiques uniquement basées sur une vision  libérale  de la nature humaine et qui ne mettent l’accent que sur la dimension  appropriative, égoïste, entreprenante et individualistique  de la personne humaine (vision également réduite de ce que peut être la liberté), ni les théories économiques fondées sur une conception trop  socialisante  de la nature humaine et qui ne mettent l’accent que sur la dimension  sociale, participative, fusionnelle et altruiste  de la personne humaine, ni les théories économiques qui cherchent à s’appuyer sur une vision uniquement  matérialiste  du devenir humain et qui ne mettent l’accent que sur la production et la consommation de biens utiles et de valeurs d’usage (ou sur la  science et la technique) … toutes ces schématiques fragmentaires ne peuvent prétendre faire progresser la science économique de demain et doivent absolument, trop simplificatrices, être rejetées en tant que théories achevées sur leur objet et qui prétendent à l’universel. 

Toutes ces schématiques nous instruisent certes de manière pertinente sur certains aspects de la nature humaine et il faut intégrer dans un modèle plus global de développement les enseignements que ces doctrines ont su nous procurer dans l’histoire : ne jamais négliger la force d’une institutionnalisation et d’une valorisation conséquente de la propriété privée et de l’entreprise privée ainsi que les gains d’efficience, de rentabilité, de productivité et de cohérence d’ensemble que peut amener la logique du marché ; ne jamais négliger la force d’un développement économique socialement intégré, socialement harmonisé et socialement humanisé (les gains là aussi sont gigantesques à tous les niveaux) ; finalement ne jamais négliger les bases et les contraintes matérielles sur lesquelles s’érigent nécessairement les sociétés humaines (les négliger peut mener à des aberrations totales).

Toutefois, il ne faut jamais ni réduire l’homme à l’une ou l’autre de ces dimensions, ni concevoir nos modèles de développement uniquement sur la base d’une vision unidimensionnelle et fragmentaire de la personne humaine. La liberté de l’homme ne se joue pas uniquement au niveau d’une appropriation des fruits de la nature ou d’une exploitation privée des potentialités de la nature et elle ne se joue pas uniquement dans le fait d’une vague sympathie portée envers ses semblables ; la réalisation de l’homme ne se joue pas entièrement dans une sorte de socialisation altruiste délirante où l’homme se fondrait aveuglément dans un collectif en révolution permanente; l’accomplissement et l’affranchissement de l’homme ne peut se faire uniquement par le fait d’une maîtrise des complexités de la matière et d’une organisation techno-matérialiste systématique du monde. L’homme est aussi un être spirituel, un être de valeurs, un être d’appartenance et d’idéal.

Il faut donc rejeter, dans sa construction formelle et idéalisée, la théorie libérale du développement économique : appropriation et entreprise privée tous azimuts (y compris la propriété privée des moyens de production), accumulation sans restriction du capital, logique pure du marché, etc.

Il faut donc rejeter, dans sa construction formelle et idéalisée, la théorie socialiste du développement économique : propriété collective des moyens de production, dictature provisoire du prolétariat, prévalence absolue de l’infrastructure sur la superstructure, finalité de la matière dans l’histoire, etc.

Il faut donc rejeter, dans sa construction formelle et idéalisée, la théorie matérialiste du développement économique : gestion méthodique de toute qualité et de toute forme de travail humain, organisation technocratique de fonds en comble de la société, transformation matérielle systématique du monde, développement aveugle de toute virtualité technologique, etc.

C’est d’ailleurs cette vision simplificatrice du devenir humain qui a engendré par exemple les conceptions théoriques du développement économique qui mettent uniquement l’emphase sur l’idée que le bon développement économique doit nécessairement passer par la maîtrise des différents stades technologiques réalisés dans l’histoire : industries du fer, puis de l’acier, puis des machines motorisées, puis de l’électronique … et c’est également cette vision simplificatrice du devenir humain qui a engendré les schémas théoriques fondés sur l’idée qu’un bon développement économique implique nécessairement le fait d’un fort dynamisme productif dans les secteurs primaires d’activité, suivi d’un fort dynamisme productif dans les secteurs secondaires d’activité, suivi d’un fort dynamisme dans les secteurs tertiaires d’activité, etc. Redisons le, toutes ces conceptions sont instructives, mais il ne faut jamais en faire des absolus.

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