- a) Modèle économique libéral/homo oeconomicus
Dimension mythologique : Comme tout système symbolique global aspirant à nous dire les chemins que devrait suivre la société pour trouver la prospérité, la liberté et la vérité, le libéralisme – et le libéralisme économique en particulier – transporte une composante mythologique vivante et importante dont on ne doit jamais sous-estimer les effets génératifs. La fable nous relate le récit suivant : Il était une fois des êtres libres qui vivaient heureux sur les bords de la … Parce que libres de toute contrainte étatique et de toute bureaucratie envahissante, ces êtres travaillaient avec créativité et innovation, dans une joie et un plaisir renouvelés, à produire les biens utiles nécessaires pour satisfaire leurs besoins et garantir leur survie ; produisant toujours plus dans le but d’accumuler davantage, ils purent ainsi voguer allégrement vers la prospérité tout en accumulant dans leurs greniers les denrées capables de leur assurer l’abondance qu’ils méritaient …
Ce récit constitue une véritable mythologie en acte, un acte fondateur autour duquel peut s’organiser le récit des origines d’après la théorie économique libérale du développement économique : l’aventure fantastique de héros mythologiques qui, en suivant « spontanément » les préceptes magiques du libéralisme économique, sauront engendrer le monde merveilleux de l’abondance et de la prospérité dont ils rêvaient …
Dimension anthropologique : Le libéralisme économique transporte également une composante anthropologique dont on ne doit jamais oublier les axiomes et les préceptes ; et c’est dans l’artifice du passage de « l’état de nature à l’état de société » que l’anthropologie libérale nous dévoile sa vision primitive de l’homme et de la société : des hommes libres vivant dans l’état de nature et s’appropriant spontanément les biens utiles pour satisfaire leurs besoins (puis travaillant librement pour produire ces mêmes biens utiles) qui vont s’associer pour fonder un pacte social quelconque – pacte social devant doter chacun de ses membres d’une assurance contre la possibilité d’actes immoraux (surtout le vol ou non respect du droit naturel à la propriété privée).
Le libéralisme économique suppose l’homme naturellement libre, atomisé, séparé de ses semblables au départ mais désireux dans un deuxième temps de socialiser avec eux – par le biais d’une adhésion consentie à un pacte fondateur ; il définit l’homme de nature comme un « homo sapiens » libre, comme un libre travailleur et un entrepreneur naturel , comme une entité refermée sur elle-même et se suffisant à elle-même tourné vers la nature et travaillant sur cette dernière dans le but de produire des biens – et des biens utiles – afin de satisfaire ses besoins – besoins primaires au départ et besoins secondaires de plus en plus sophistiqués par la suite. Il n’est pas sûr que les postulats anthropologiques sur lesquels reposent la théorie économique libérale ne résistent à l’étude des sociétés primitives et traditionnelles … l’homme naturellement libre … l’homme atomisé, refermé sur lui-même et d’emblée sécularisé … les sociétés humaines construites sur un pacte quelconque … l’homme naturellement plutôt bon et naturellement « tourné » vers la nature … l’homme naturellement travaillant et travaillant naturellement à produire des biens « utiles » … l’homme s’évertuant à satisfaire en premier ses besoins et ses besoins « primaires » … l’homme accumulant sagement les richesses afin d’assurer la prospérité et l’abondance …
A-t-il déjà existé une seule société réellement fondée sur les principes anthropologiques dynamiques autour desquels s’organise l’anthropologie libérale ?
Dimension sémio idéologique : Le libéralisme économique transporte aussi une composante sémio idéologique. Il s’agit d’une sorte de chaîne conceptuelle qui dessine dans l’esprit des séries d’imageries reliées en réseau et qui composent ensemble une vision du développement économique, de l’activité économique et de ses conséquences – allant de l’acte primaire de productivité à l’acte final de consommation, soit un ensemble organisé de représentations du monde formant système.
Dans une formation discursive comme celle du libéralisme économique, la conscience s’inscrit dans des séries sémantiques obligatoires au terme desquelles une conception schématique cristallisée du développement économique s’impose à la conscience – vision nécessaire et obligée et dont il faut suivre la méthode si l’on veut atteindre l’abondance et la prospérité : initiative et entreprise privée … accroissement de la productivité … déploiement de la logique du marché … saine compétition sur le marché … meilleure allocation des ressources et offre de biens au meilleur prix possible …
L’ensemble sémio idéologique ainsi construit et ainsi scellé devient de la sorte très contraignant pour l’esprit ; il devient la seule façon possible dont ce même esprit s’avère capable d’envisager quelque développement économique que ce soit.
Dimension matérialiste : Le libéralisme économique transporte évidemment une dimension « matérialiste » qu’il ne faut évidemment pas négliger. Le fait qu’il transporte les diverses dimensions dont nous venons de faire part n’empêche pas le libéralisme économique de nous dire certaines choses fondamentales quant à l’organisation économique primaire existante dans toute société : un certain travail quelconque devant nécessairement être effectué sur une nature relativement exigeante ou capricieuse, l’obligation de produire , au moins d’une certaine façon et selon une certaine quantité des biens devant à quelque part être consommés, une certaine « propension » naturelle ou spontanée des individus à l’acquisition et à l’utilisation des biens offerts par la nature, l’obligation d’assurer une certaine « survie » ou « économie de survie » minimale …
Nous sommes prudents car nous voulons souligner le fait que la doctrine libérale touche sans nul doute à quelque chose de primaire et de fondamental concernant notre insertion obligée dans un monde bio matériel – un monde matériellement donné comme tel et qui se donne à l’homme comme une série interminable de contraintes matérielles auxquelles il ne peut pas se soustraire.
Dimension pratique/concrète : Le libéralisme économique transporte finalement ce que nous appelons ici une composante pratique/concrète. Le libéralisme économique nous renseigne également sur la « façon » et le « comment » dont l’homme se comporte envers le monde qui l’environne : l’homme est construit de telle façon et la nature se donne de telle façon qu’il faut bien que l’homme « fasse l’appropriation » de ce qui existe, que l’homme « crée ou produise » des choses ou des biens, que l’homme produise des biens que le libéralisme économique qualifie de biens « utiles » – au moins dans une certaine mesure -, que l’homme « dépense ou investisse » une certaine énergie ou un certain « travail » s’il veut disposer des biens dont il se portera par la suite acquéreur …
Il y a donc dans la schématique développementale du libéralisme économique l’expression conceptuelle d’un ensemble de relations dynamiques « pratiques et concrètes » que l’homme entretient nécessairement avec le monde environnant et avec la nature. Et malgré l’imprécision qui demeure relativement à la réalité nécessaire fondamentale de toutes ces relations et de toutes ces opérations dynamiques pratiques et concrètes sur lesquels le libéralisme se fonde comme doctrine … le libéralisme économique touche là à quelque chose d’essentiel dont il faut savoir apprécier honnêtement la portée.
- b) L’introuvable homo oeconomicus
Tel qu’il nous est proposé dans sa version formelle et intégrale, mais qui n’en demeure pas moins une incroyable réduction et une formidable simplification sur le réel, on pourrait affirmer du modèle de l’homo oeconomicus qu’il ne représente qu’une créature fantomatique qui n’existe nulle part et qu’on ne rencontre nulle part. L’homme n’est jamais mu simplement par ses intérêts, fussent-ils bien compris … et d’ailleurs a-t-il déjà existé une personne qui connaisse « réellement » quels sont ses intérêts tout en acceptant par surcroît de conformer sa conduite à ce que commanderait la logique de ces mêmes intérêts. Si l’on considère en plus le fait que le modèle de l’homo oeconomicus s’avère intimement lié à toute une pragmatique de l’action rationnelle, on s’enfonce alors dans des logiques de plus en plus abstraites et qui à force de vouloir rejoindre l’universel laissent échapper l’essentiel des choses humaines – c’est-à-dire ces « choses humaines » dont le modèle voulait au départ rendre compte.
Toute cette mécanique de l’homo oeconomicus ressemble étrangement, lorsqu’on s’y arrête, à une sorte de manuel de pédagogie morale où l’on nous donne des bons conseils de pastorale chrétienne dans l’espoir que l’on accepte de conformer nos actes aux sages préceptes inscrits dans le catéchisme des vices et des vertus. On fait le vœu pieux que le sujet ciblé saura aligner ses actions sur les préceptes vertueux de la conduite économique saine et raisonnable – ce fameux sujet libre, travailleur et entreprenant, désireux de produire et d’accumuler des biens dans le but d’accroître son patrimoine, d’accéder à l’abondance et de satisfaire sainement ses besoins les plus nobles.
L’homme est-il naturellement disposé à « produire » : produire des biens utiles et se produire comme être humain. La schématique imaginaire de la production est devenue si envahissante, dans notre culture obsédée par la productivité à tout prix, qu’on en est venu à croire que la destinée de l’homme réside dans une sorte de propension naturelle à produire et à produire toujours plus – produire des biens, produire des instruments et des outillages, produire des connaissances, produire des institutions, etc.
L’homme est propulsé par ses désirs, par ses croyances, par ses aspirations, par ses idéaux et par ses passions (envie, jalousie, ambition, amour, orgueil, etc.) – il n’a jamais été gouverné par la raison ou en fonction d’une quelconque pragmatique de l’action rationnelle, même fondée sur l’idée d’une raison pratique animée par la dynamique des « intérêts ». La notion « d’intérêt » constitue un fantastique artifice de l’esprit dont la force réside dans le fait que cette notion possède une fluidité et une élasticité infinies : la notion « d’intérêt » est si élastique qu’on pourrait à la limite en arriver à des absurdités de type « il est dans mon intérêt de mettre fin à ma vie compte tenu de mes échecs antérieurs ou de mon état psychologique lamentable ».
Ce qui rend la notion « d’intérêt » si attractive, c’est l’apparence de lucidité dont elle se réclame – doublé d’un cynisme conséquent sur la nature humaine et sa propension apparente à toujours vouloir tout ramener à soi. Soyons lucide : puisque la personne humaine cherche toujours à tout ramener à soi, elle cherchera toujours, en premier lieu, à suivre aveuglément la logique de ses intérêts propres – intérêts nécessairement égoïstes. Guidé par ce que lui commandent ses intérêts, elle effectuera les choix conséquents et rationnels qui s’imposent, choix dont la rationalité se définit en fonction de la nature de l’activité désigné et du contexte dans lequel se déroule cette activité.
Mais cette conception de la personne humaine, malgré le fait qu’elle donne l’illusion d’être bien ancrée dans la vie concrète de l’individu, ne correspond à rien de tangible pour qui veut expliquer la dynamique des forces et des énergies qui propulsent et animent l’action des individus engagés dans l’action : l’individu ne se plie en effet à certaines contraintes de rationalité (imposé par le marché par exemple) que parce qu’il est mu par des désirs imprescriptibles, des ambitions démesurées, des idéaux irrationnels, des passions irrésistibles … et qu’il espère réaliser ses désirs et ses ambitions par les voies indirectes que lui imposent les diverses formes de rationalité instituée. Ce sont les structures institutionnelles d’extériorité (comme l’État ou le Marché) qui vont infléchir son action dans le sens d’une rationalité instrumentale obligée – étant entendu que c’est là le passage obligé que doit emprunter le sujet s’il veut satisfaire ses désirs, réaliser ses rêves et ses idéaux, concrétiser ses passions et ses ambitions.
Juste la notion de désir, chez l’être humain, constitue une réalité très changeante, très mouvante et très contradictoire : le désir humain est très ambivalent et il peut engendrer chez le sujet désirant des conduites totalement paradoxales. Tout désir porte en soi une ambivalence constitutive ; le désir « pervers » ne désire pas réellement ce qu’il prétend désirer et ne cherche pas à atteindre les objectifs qu’il prétend désirer atteindre ; le désir « régulier » ne se satisfait pas dans l’usage de l’objet mais s’intéresse davantage au processus ayant mené à son acquisition (contre les croyances du marginalisme) ; le désir « masochiste » n’est plus capable de désirer la réussite de l’entreprise dont il se réclame par ailleurs – il finit que par désirer davantage la réussite du désir de son adversaire que sa propre réussite ; et ainsi de suite pour tous les désirs existants. Comment peut-on alors croire que la personne humaine agit essentiellement en fonction de ses « intérêts » et que ces intérêts correspondent à la notion d’intérêt au sens « bien compris » du terme.
De plus, il faudrait également intégrer dans l’équation les conceptions de l’homme que nous proposent les éthologistes : pour plusieurs d’entre eux, l’homme représente un « prédateur » très dangereux, prompt à l’agression. L’homme qui tue ou qui viole pour satisfaire ses instincts « primitifs » agit-il en fonction de ses intérêts ! On pourrait se pencher sur le cas des grands dictateurs : Staline et Hitler sont-ils des hommes qui ont cherché à vivre en fonction de leurs intérêts ? Question absurde certes, mais qui montre clairement les limites « épistémologiques » et « anthropologiques » qui accompagnent la notion « d’intérêt ».
- c) Remarques et conséquences
Les pistes de réflexion dans lesquelles nous nous sommes engagées ont déjà permis de faire valoir les limites très étroites dans lesquelles « fonctionne » le modèle anthropologique économie libérale/homo oeconomicus. Ce modèle ne définit finalement qu’une sorte de démarche méthodologique idéale qu’un certain type de civilisation valorise et ce, à l’intérieur de trajectoires de vie lourdement balisées et institutionnalisées : une sorte de boîte à outils pour qui veut réussir en suivant à la lettre les règles officielles prescrites dans les bons manuels de conduite économique.
Par contre, ce modèle est complètement en porte à faux lorsqu’il prétend sortir des limites étroites d’une démarche rationnelle instituée pour rejoindre l’universel de la condition humaine et légiférer sur le meilleur moyen de réaliser et d’affranchir l’homme assujetti à cette condition. Pourtant c’est là ce que prétend la théorie libérale du développement économique, surtout si l’on considère qu’elle fait partie d’un ensemble plus vaste qu’on pourrait appeler le « libéralisme philosophique et anthropologique » : doctrine philosophique, politique, sociale, et évidemment économique.
Nous n’avons fait ici qu’entrouvrir le débat concernant l’ensemble de la théorie économique libérale. Or ce sont tous les concepts que transporte cette formation discursive qu’il faudrait questionner et dont il faudrait refaire l’analyse : le concept d’investissement, le concept de capital, le concept de travail, le concept de production, les concepts d’offre et de demande, le concept d’utilité, les concepts d’usage et d’échange, etc.
Les formes diverses du religieux et l’importance des croyances religieuses dans les sociétés primitives, la pratique de rituels extatiques dans ces mêmes collectifs, la présence de mécanismes festifs favorisant la dépense orgiaque et ostentatoire ainsi que la destruction pure et simple de tous les surplus existants, les pratiques magiques ou superstitieuses (dans les sociétés primitives), ou encore le jeu incessant des relations de pouvoir, le déploiement complexe et imposant d’appareillages institutionnels, la construction d’une architecture aussi totalisante que l’État (dans les sociétés séculières) … autant de construits collectifs très importants dans les sociétés primitives ou modernes et qui contredisent entièrement les postulats anthropologiques du libéralisme économique. Certains auteurs en sont même venus à dire que tous les mécanismes constitutifs mis en place dans les sociétés ancrées dans le religieux primitif avaient pour fonction d’empêcher l’émergence et l’autonomisation des sphères du politique et de l’économique en tant qu’instance autonome de pratiques déterminantes dans ces sociétés.
Pour ces penseurs, toutes les dispositions économiques que nous retrouvons présentes chez de plus en plus de personnes dans nos sociétés constituent des acquisitions tardives : soit le résultat d’un mode d’assujettissement particulier auquel on a récemment soumis les populations concernées. On nous a éduqué à l’économique et à l’ensemble des exigences qu’une telle mentalité et une telle sensibilité impliquent : esprit d’entrepreneurship, initiative privée, rationalisation de la production, mentalité marchande, etc.
Cette enquête anthropologique, nous ne sommes certainement pas les seuls à la faire : déjà au tournant du 18’ siècle, Bernard Mandeville écrivait « La fable des abeilles », un essai qui cherchait à donner le change à la théorie libérale classique du développement économique – celle qu’avait déjà rendue célèbre Adam Smith, John Locke et autres concepteurs du libéralisme économique version anglaise. Mandeville ne niait pas les vertus du marché en tant que mécanisme institutionnel impersonnel (la main invisible d’Adam Smith), mais il récusait vigoureusement les justifications fallacieuses que ces nobles penseurs amenaient lorsqu’ils réfléchissaient sur les qualités et les caractères humains – les motivations profondes – qui se camouflaient derrière les règles objectives du marché : les ambitions démesurées, la soif de richesse, l’envie, etc.