Le nouveau pacte social économique global que nous proposons dans cette petite étude devra donc être élaboré autour des trois composantes majeures que nous avons « dégagées » dans ce travail et dont la synthèse dynamique représente un modèle de développement économique certes non définitif mais quand même plus complet et plus achevé que les modèles simplifiés et réducteurs que l’on nous présente habituellement.
Nous proposons donc une sorte de nouvelle Analytique Économique – soit la démarche méthodologique que devrait suivre les décideurs lorsqu’ils élaborent au nom de la société les dispositifs institutionnels fondamentaux censés favoriser un développement économique vigoureux et équilibré et de manière plus globale censé favoriser un développement viable et soutenu de toutes les potentialités humaines que recèlent les sociétés qu’ils représentent. Cette démarche méthodologique exige de l’acteur engagé dans quelque projet de développement qui soit qu’il ait une intelligence en profondeur des impératifs reliés aux trois axes de développement que nous avons identifiés plus haut :
- L’axe 1) Sociétés sacrées ou religieuses/monde séculier et laïc (principes de développement)
- L’axe 2) Anthropologie du libéralisme (principes de développement) versus anthropologie du socialisme (principes de développement)
- L’axe 3) La nouvelle économie politique (principe de développement)
… Et dire que l’agent engagé doit avoir une intelligence en profondeur des impératifs reliés aux trois axes de développement revient à dire qu’il doit connaître et comprendre les principes de développement que nous avons identifiés – compréhension qui devra guider toute la chaîne sociologique, politique et économique devant aboutir à la formation définitive d’une construction d’ensemble s’étant donné rationnellement les moyens d’arriver à ses fins.
Un tel modèle de développement aurait pour avantage d’éviter toutes sortes d’erreurs et de catastrophes comme nous en avons tant vu dans le passé et comme nous en voyons malheureusement encore tous les jours – relativement aux projets de développement économique qui sont mis en branle aussi bien dans les sociétés dites du tiers monde que dans les pays industrialisés ou encore les pays dits « émergents ».
Tout projet de développement économique devrait donc passer l’épreuve de notre modèle théorique et de la démarche méthodologique qu’il propose :
1) Saisir les impératifs reliés au fait de l’insertion d’un projet de développement dans une forme/société qui se situe nécessairement quelque part sur le spectre « mode sacré/mode séculier ». Cette saisie permettra la juste compréhension et ce, de manière très concrète et très pratique, des mécanismes, des processus et des fonctions réelles qui se vivent concrètement dans la société considérée.
– Par exemple si la croyance en des forces surnaturelles prédomine sur la croyance dans les forces naturelles ; par exemple si certains rituels collectifs empêchent ou interdisent l’implantation d’une certaine forme d’organisation séculière (comme l’entreprise privé sous sa forme d’une vaste unité matérielle de production) ou encore la vente et la consommation d’un certain type de produits ; par exemple si des croyances religieuses interdisent le déploiement de certains secteurs de l’activité séculière ; par exemple si des états « exotériques » de société empêchent la cristallisation de certains dispositifs séculiers (la destruction spontanée des machines par des générations d’ouvriers au 18’ et 19’ siècles) ou encore de certains aspects de ces dispositifs institutionnels (comme l’abstraction universelle d’une monnaie nationale, comme les prêts usuraires et les prêts à intérêt composé, comme la généralisation de l’échange marchand sous le signe de l’équivalence généralisée, etc.) ; par exemple si certaines croyances limitent l’investissement productif des sujets dans l’ici-bas (comme c’est le cas en ce qui concerne l’idéal de détachement que l’on retrouve dans le bouddhisme ou encore comme c’est le cas lorsque la vie terrestre est vu comme une épreuve de passage pour une vie essentielle qui se situe dans l’au-delà) ; par exemple lorsque des valeurs ou des traditions viennent conditionner l’activité économique …
En somme, le concepteur de projets devra savoir si quelque chose, dans la forme sacrée ou religieuse de la société considérée, interdit ou limite la propension à accumuler (individuellement comme collectivement), interdit ou limite la propension à produire (individuellement et collectivement), interdit ou limite la propension à se réaliser au travers de la construction d’un monde matériel, interdit ou limite la possibilité de s’affranchir par le biais de la science et de la technologie, interdit ou limite la propension au changement, à l’initiative, à l’innovation, à la transformation du monde ou encore à la domination rationnelle de la nature.
2) Proposer une synthèse dynamique des deux grands modèles anthropologiques antagonistes « homo oeconomicus/homo socialis ». Cette synthèse permettra de fixer les paramètres précis devant servir de balises dans l’élaboration de tout projet économique de développement.
– Par exemple en déterminant, en fonction de la nature précise de chaque secteur ou groupe d’activité dans lequel va s’inscrire le projet de développement, la nature des qualités humaines auxquelles ce genre d’activité fait appel ; par exemple en déterminant les manières les plus performantes de mettre en valeur ces qualités et de les faire émerger ; par exemple en déterminant les modes d’autorité, de surveillance et de contrôle qui sauront le mieux calibrer les actions des acteurs dans le genre d’activité considéré ; par exemple en déterminant les degrés et les niveaux de profits privés auxquels un individu pourrait avoir droit dans un domaine d’activité donné (la loi « Mesmer » en Suède avait cherché à fixer des ratios précis concernant les profits considérés comme acceptables pour des fonctions données) ainsi que l’ensemble des incitatifs devant régir l’activité des acteurs engagés dans le secteur considéré (reconnaissances, avantages divers, droits acquis, bénéfices autres, etc.) ; par exemple en déterminant le système des contraintes organisationnelles devant encadrer la marche régulière de l’activité en question (normes de sécurité, normes techniques, relations de travail, forme du travail, etc.) …
En somme, le concepteur de projets devra passer l’épreuve des quatre principes de développement économique que nous avons identifié plus haut : construire le système des paramètres politiques et économiques de base devant favoriser l’utilisation massive chez l’individu de ses potentialités économiques naturelles les plus nobles (initiative, innovation, esprit d’entreprise, travail, risque, accroissement de la productivité, etc.) ; fonder le système des « incitatifs » (profits matériels, profits monétaires, profits symboliques, avantages, droits, etc.) devant « inspirer » et « guider » les tendances individuelles à créer de la richesse ; construire le système des contraintes devant « réprimer » chez l’individu les « tendances » et « penchants » qui s’avèrent destructeurs pour la production saine de richesses sociales ; construire le système des fonctions sociales primaires devant être incorporées dans les équations de développement économique élaborées
3) Déterminer le type et la forme du dispositif institutionnel, qui pour chaque type d’activité et secteur d’activité, devrait être considéré comme le plus pertinent/performant. Cette harmonisation rationnelle et calibrée de l’échafaudage des artefacts institutionnels en fonction d’impératifs précis de développement économique saura favoriser un meilleur développement global à tous les niveaux :
– par exemple en objectivant la nature du dispositif institutionnel capable de remplir la mission pour laquelle on le construit – l’hôpital est-elle un élément pertinent pour qui veut remplir la mission d’améliorer et de soigner la santé des individus ; par exemple en objectivant l’amplitude que doit avoir un dispositif pour remplir sa mission – un dispositif policier doit maintenir des unités sur tout le territoire et posséder sur ce même territoire les moyens de communication nécessaires ; par exemple en objectivant le type de dispositif susceptible d’atteindre les objectifs désirés dans un secteur d’activité précis – le mécanisme institutionnel du marché (la main invisible) peut être très pertinent et très performant s’il est adapté au secteur et au type d’activité qui correspond à sa nature propre ; par exemple en objectivant la nature du dispositif le plus susceptible de remplir la mission qui lui est assignée – un bon cadre légal et réglementaire peut parfois être très pertinent et très performant mais peut aussi s’avérer très insuffisant ou très inapproprié …
En somme, le concepteur de projets de développement économique devra passer l’épreuve des quatre principes de développement identifiés plus haut : déterminer, en fonction de la contingence et de la nécessité propres aux choses humaines, le niveau de priorité et l’amplitude des dispositifs institutionnels jugés nécessaires (forte priorité et forte amplitude des dispositifs fondamentaux de sécurité comme l’armée) ; déterminer, en fonction de la contingence et de la nécessité propres aux choses humaines, la nature et la forme d’un dispositif institutionnel considéré comme pertinent (dispositif institutionnel de santé ou d’éducation) ; déterminer, en fonction de la contingence et de la nécessité propre aux choses humaines, le type de dispositif institutionnel susceptible d’être le plus pertinent/performant ; déterminer, en fonction de la nature de chaque secteur d’activité spécifique, le type et la forme précise du dispositif institutionnel susceptible d’être le plus pertinent/performant.
Conclusion
Le modèle que nous avons proposé dans ce court essai comportait trois phases dans sa conception et dans son déploiement : dans la première phase, le concepteur de projets devait acquérir la connaissance nécessaire relativement à l’état historique de la société concernée – question de calibrer son projet en fonction des paramètres anthropologiques réels qui définissent la société désignée ; dans la deuxième phase, le concepteur de projets devait construire le système général des contraintes et des incitatifs devant insuffler et animer l’activité des agents économiques – système relié à notre débat homo oeconomicus/homo socialis concernant la nature humaine ; dans un troisième temps, le concepteur de projets devait acquérir une forme de savoir habituellement moins bien réfléchie par les organismes de développement – soit l’élaboration de ce que serait, pour le projet concerné (avec toutes les spécificités locales), le dispositif institutionnel le plus pertinent et le plus performant.
Notre idée a été d’intégrer définitivement dans la genèse des modèles économiques de développement l’ensemble des paramètres réels et effectifs de développement qui concourent à la réussite des projets de développement économique : tant de projets et tant d’argent pour si peu de résultats. On est en droit d’essayer de repenser la science économique et sa vision réductionnisme du développement. Notre intention a toujours été d’en arriver à produire une théorie économique que l’on surnommerait non pas « développement économique libéral/homo oeconomicus » ni « développement économique socialiste/homo socialis » … mais « développement économique réaliste/homo practicus ».
Nous ne disons pas que ce modèle est parfait ; il ne constitue qu’une ébauche et il pourrait sûrement être complété et amélioré. Mais il ouvre une brèche dans les fondations épistémologiques de la science économique occidentale – entièrement aveuglé par les axiomes qui la régissent et qu’elle croit à tort être parfaitement calibrés pour modéliser le développement économique de toute société. Les projets de développement réalisés avec succès en occident ou encore les projets de développement réalisés avec succès dans les pays du tiers monde (et qui ne débouchent pas sur l’exploitation des hommes et le saccage de la nature) ne doivent pas grand-chose aux modèles réducteurs proposés par la science économique occidentale. Comme nous le disions plus haut, dans un premier temps l’occident s’est sécularisé progressivement et sur une grande période de temps ; dans un deuxième temps les sociétés occidentales ont graduellement établi tout un système de contraintes et d’incitatifs (très complexe) afin d’encadrer, de stimuler, de guider et de réguler l’activité économique des acteurs sociaux ; finalement dans un troisième temps les sociétés occidentales se sont dotées à tous les niveaux et pour tous les vastes secteurs d’activité de puissants dispositifs institutionnels adaptés aux champs de pratiques considérés (au niveau légal, au niveau réglementaire, au niveau des assurances, au niveau des prêts, au niveau technique, au niveau des infrastructures, etc.).
Mais nous entrevoyons déjà un certain nombre d’imperfections ou encore d’imprécisions qui mériteraient d’être améliorées dans un futur travail :
Concernant l’axe premier : il est bon de connaître l’état historique dans lequel se situe la société considérée mais cette connaissance s’avère encore problématique aujourd’hui (sans préjuger en rien de la valeur intrinsèque de quelque société que ce soit) – les écoles de pensée ne s’entendent pas exactement là-dessus même si de gros progrès semblent avoir été réalisés en ce sens. De plus il ne faudrait pas établir sur une société un jugement analytique figée une fois pour toutes – les sociétés évoluent et se transforment et il faut donc être très prudent lorsqu’on émet un jugement sur l’état historique d’une formation socio-économique.
Malgré cela l’idée d’acquérir une meilleure connaissance de l’état historique dans lequel évolue une société nous apparaît comme parfaitement valable et nécessaire – trop de projets ayant avorté faute d’avoir su comprendre dans quel état et dans quelle forme de société ils avaient été parachuté.
Concernant l’axe deuxième : il est plus que nécessaire de déterminer et de fixer le système général des contraintes et des incitatifs dans lequel vont évoluer les acteurs économiques engagés dans l’action et ce, pour chaque domaine d’activité concerné. Mais nous sommes conscients qu’il s’agit là d’une « systématique » très complexe qui peut alourdit considérablement la construction du modèle – d’autant plus que ce système de contraintes et d’incitatifs constitue l’enjeu continu de tous les mouvements sociaux et de tous les rapports de force existants dans une société. Il s’avèrera donc difficile de construire ici un système/modèle qui soit autre chose que « normatif » – c’est-à-dire qui fixe les paramètres idéaux devant être en vigueur dans une société équilibrée et dans un secteur déterminé d’activité. Il sera difficile de produire dans ce cas un modèle global capable de guider réellement l’action des décideurs, surtout à court terme.
Malgré cela l’idée d’acquérir une meilleure connaissance de la nature humaine, puis d’essayer de produire des modèles adaptés aux sociétés concernés qui infléchissent et « aspirent » progressivement l’action des acteurs vers un développement plus humain et plus harmonieux ne peut qu’être bénéfique pour la dite société engagée dans le développement. Cette connaissance de ce qui existe dans une société – comparé avec ce que notre enquête sur la nature humaine nous a enseignée – pourrait favoriser le déploiement de projets davantage susceptibles de devenir des projets de développement durable et viable.
Concernant l’axe troisième : il est également nécessaire que la science de l’économie politique devienne une science capable d’émettre des jugements plus éclairés sur la nature, la forme, le type et le mode de déploiement des artefacts institutionnels qui dans une situation sociale donnée, peuvent être considérés comme les plus pertinents possibles et les plus performants possibles. Cette détermination, encore une fois, ne peut être absolue et chaque société a tendance à créer et inventer des constructions institutionnelles inédites – certaines fonctionnelles et d’autres pas. Il peut donc s’avérer difficile de dicter d’avance le type de dispositif institutionnel le mieux adapté à tel champs de pratiques, à telle société, à telle secteur d’activité.
Malgré cela l’idée d’intervenir à ce niveau n’est pas inutile ou contreproductive ; acquérir la meilleure connaissance possible des mécanismes et leviers institutionnels susceptibles d’améliorer les chances de réussite d’un projet de développement économique ne peut qu’être bénéfique pour la société considérée. C’est d’ailleurs ce qui se passe actuellement au niveau des interventions des grands organismes internationaux de développement. Non seulement on demande au pays engagé dans un projet de développement de faire acte de foi envers l’économie de marché et la démocratie en général, mais de plus en plus on essaie de cibler des domaines d’activité et de coupler à ces secteurs précis des dispositifs institutionnels spécifiques (mécanismes, leviers, dispositifs, etc.) susceptibles d’aider à réaliser les objectifs souhaités (en se servant de l’expérience acquise un peu partout sur la planète).
Il serait également nécessaire de travailler à améliorer la systématisation des relations pouvant exister entre les trois axes de développement que nous avons retenus dans notre modèle : renforcer et intensifier ce système des relations augmenteraient la puissance théorique de notre modèle. Comme le souligne Pierre Bourdieu, un bon modèle théorique doit construire de la manière la plus complète que possible le système dynamique des relations constantes et structurées qui relient entre elles les concepts centraux du modèle.
Une fois le modèle encore mieux construit, il serait intéressant de voir le type de formalisation qu’un tel modèle pourrait inspirer à divers types de spécialistes des sciences humaines : sociologues, politologues, économistes, mathématiciens, etc. En espérant que ce modeste travail aura su engendrer des réflexions stimulantes chez le lecteur.