Problématique
Dans cette section qu’il faut ici concevoir comme une sorte de « problématisation » de notre objet, l’idée que nous cherchons à faire valoir se rapporte au fait que les théories économiques qui existent ont toujours eu tendance à s’édifier sur des visions idéologiques figées et réductrices de la nature humaine – ce qui les rend toutes limitées dans leur portée effective et en dernier essor incapables de servir de modèle fiable de développement économique.
Que ce soit la théorie économique libérale, fondée sur la schématique de « l’homo oeconomicus », ou la théorie marxiste, fondée sur la schématique de « l’homme nouveau », ou encore un certain nombre d’autres théories fondées sur des postulats anthropologiques trop restreints et trop rigides (homo predatus, homo ludens, homo bureaucratis, etc.), il importerait maintenant de bâtir une théorie économique construite sur une conception plus juste et plus complète – même si plus complexe – de la nature humaine.
Ce genre de théorie économique, plus achevée sur son objet, serait certes plus difficile à manier, mais elle aurait en définitive plus de chance d’engendrer un développement économique vigoureux et harmonieux – dans la mesure où elle s’appuierait sur des postulats anthropologiques mieux adaptés à la réalité de notre nature humaine. Il existe toujours une relation de « consubstantialité » entre la conception du développement économique que l’on croit possible et souhaitable (et les modèles théoriques que l’on propose pour générer ce développement) et la vision de l’homme que l’on se fait.
Le vingtième siècle, on le sait, a été dominé par la guerre impitoyable que se sont livrées ces deux grandes conceptions de la nature humaine que furent « l’homo oeconomicus » et « l’homme nouveau ». Et l’on peut se demander sérieusement si ce ne sont pas là, en définitive, les deux seuls modèles d’ensemble qui n’aient jamais été proposé aux consciences occidentales : un modèle fondé sur l’égoïsme des passions et un modèle inverse fondé sur l’altruisme des passions.
De plus, et puisque la fin du vingtième siècle a été marqué par l’agonie des systèmes communistes et par la mort des grands projets socialisants, il nous faudrait simplement entériner le fait que le modèle de l’homme nouveau n’était pas adéquat pour rendre compte des agissements de l’homme et qu’il s’avérait en définitive inapte à fonder et à servir de modèle de base pour l’élaboration d’édifices économiques prospères et viables : il ne nous resterait plus qu’à nous rallier aveuglément au schéma anthropologique de l’homo oeconomicus et au modèle de développement économique qui s’y rattache (économie libérale, mécanisme de l’offre et de la demande, propriété privée, etc.).
Les tenants de cette école, lorsqu’ils ne sont pas trop dogmatiques, nous rétorqueront que l’homme est évidemment un être complexe (un être affectif, symbolique, politique, social, etc.) mais que cela n’affecte en rien les fondations de la théorie économique libérale …
Ils diront que les meilleurs parmi les économistes ont depuis belle lurette intégré dans des modèles plus subtils – en micro-économie par exemple – une foule de modalités comportementales plus subtiles relatives aux choix de l’individu : les échelles préférentielles des consommateurs, le systèmes des besoins chez l’individu, les fonctions de prestige, de distinction et d’intégration au groupe de référence, les nécessités de la survie biologique, etc.
Ils diront également que la personne humaine s’avère un être beaucoup plus complexe que ce que postule le modèle de l’homo oeconomicus, mais que la théorie libérale s’accorde sans problème avec cet état de fait et qu’elle demeure donc parfaitement en accord avec le fait que l’homme soit aussi un être de croyances, un être de passions, un être social, un être politique …
Ils diront finalement que la théorie économique libérale, parce qu’elle s’appuie sur une vision juste et noble de la nature humaine (liberté, volonté d’appropriation, action orienté en fonction de ses intérêts, etc.), implique naturellement une conception tout à fait juste et noble du type de système politique apte à permettre la réalisation la plus complète de ces attributs déclarés de l’homo oeconomicus : la démocratie libérale représentative.
Ils souligneront finalement le fait que les sociétés qui se sont élaborées sur le modèle du libéralisme économique constituent des ensembles complexes qui n’empêchent nullement l’être humain de pouvoir exprimer et de pouvoir faire valoir les autres dimensions de son existence : les relations sociales, les fonctions symboliques et autres dimensions de l’existence humaine. Ils diront que les sociétés globales ont toujours été bien plus que la poursuite de fins économiques et que cela n’est nullement incompatible avec le maintien d’une société démocratique fondée sur le mode du développement économique libéral.
Mais la question demeure pertinente de se demander pourquoi il faudrait conserver, dans la sphère de l’économique et du développement économique seulement, un modèle de développement fondé sur une conception fragmenté, partielle et simplificatrice de la nature humaine … en supposant par ailleurs que de favoriser un développement économique basé sur une telle vision de l’homme n’altère en rien la réalisation de l’homme dans ses autres facultés et dimensions. Il n’est pas déplacé de réfléchir et de statuer sur l’alternative suivante : ou bien l’être humain agit toujours et nécessairement en fonction de ses intérêts personnels au sens bien entendu du terme (et alors il faudrait concevoir ses actions dans les autres sphères d’activité seulement et uniquement à partir de ce seul schème théorique), ou bien il agit également en fonction d’autres impératifs que l’intérêt et il nous faut alors intégrer ces autres « impératifs » aux composantes de ce qui deviendrait alors la nouvelle conception théorique globale de la subjectivité individuelle et de la nature humaine.
Car il est fort à craindre que la reconduction continuelle du schéma anthropologique de l’homo oeconomicus, même restreinte à la seule sphère économique, ne mène à des distorsions majeures dans le développement global des sociétés construites sur le modèle de l’économie libérale. Le parti pris que nous faisons ici pourrait se formuler ainsi : il faut élaborer et proposer une schématique anthropologique plus complexe mais plus complète de la nature humaine, une schématique capable de servir de point de référence dans toutes les sphères d’activité humaine, enfin une schématique devant servir de point d’appui à une nouvelle théorie globale du développement économique – développement économique supposé durable et harmonieux.
Il faudra donc que les leviers économiques jugés adéquats à construire, que les mécanismes économiques jugés nécessaires à acquérir, que les structures économiques jugées pertinentes à maintenir, que les instruments économiques jugés opportuns à produire, que les processus économiques jugés viables à faire émerger… enfin que le modèle global de développement économique jugé nécessaire à concrétiser et à reproduire soit compatible avec les postulats et les axiomes qui définissent le schéma anthropologique de départ que l’on avait élaboré et adopté.
Le défi est d’autant plus important que si la schématique de l’homo oeconomicus s’avère « en partie » adaptée aux actions économiques concrètes du sujet occidental moderne (production, consommation, investissement, etc.), il s’avère en contrepartie très peu adapté aux « raisons et aux forces » qui motivent l’action des individus et des groupes dans les pays dit du tiers monde.
- Réflexions disciplinaires sur le thème
Les écrits ayant réfléchis sur le thème du développement économique sont innombrables et l’on pourrait passer l’entière journée à les répertorier. Il serait donc fastidieux d’essayer de dresser un portrait un tant soit peu complet des multiples travaux qui ont vu le jour par rapport à cette problématique et ce, d’autant plus que ces travaux proviennent de disciplines très variées : anthropologie économique, économie, économie politique, philosophie, science politique, histoire.
Malgré cela, il n’est pas difficile de repérer, dans la littérature existante sur le sujet, la série récurrente de thèmes, de schèmes, de conceptions et de catégories aux travers desquels les théoriciens appréhendent les problématiques dominantes reliées au développement économique : obstacles et contraintes au développement, facteurs de développement, processus centraux de développement, etc.
Dans cette recension sommaire de quelques travaux disciplinaires, travaux de provenance et d’allégeance fort différentes, notre intention confirmée est de faire ressortir les vecteurs principiels, les lignes de force et les processus axiomatiques qui traversent toutes ces études sur le développement tout en les associant automatiquement à des visions à chaque fois différentes et spécifiques de la nature humaine – ce qui justifie la réouverture de l’enquête anthropologique que nous souhaitons réaliser dans ce petit essai.
Quelques exemples
Toute idée de développement économique interpelle l’homme dans son essence même ainsi que dans toutes ses facultés « humanoïdes » : humanité, créativité et innovation, socialité et altruisme, raison et intelligence, puissance symbolique et analogique, esprit d’entreprise et initiative, etc. C’est pourquoi les approches théoriques qui ont cherché à « saisir » le phénomène du développement économique s’appuient nécessairement, en dernière instance, sur une conception anthropologique de la nature humaine.
Dans son ouvrage de référence sur le sujet, Everett E. Hagen essaie de nous présenter les grandes conceptions reconnues ainsi que les théories classiques du développement existantes : le libéralisme, l’utilitarisme, le structuralisme, le socialisme, le marxisme, l’école de la dépendance et du développement inégal, l’école du développement rationnel, etc. Cet auteur réfléchit ensuite sur les facteurs de développement, de productivité et de croissance, en montrant bien la complexité de telles notions et le caractère multidimensionnel de tels phénomènes – ce qui est intéressant dans le cadre de l’enquête anthropologique que nous cherchons à faire valoir ici et dont l’objectif demeure d’en arriver à concevoir un modèle de développement plus complet.
Puisqu’il s’avère primordial, pour nous, de fonder tout modèle de développement économique dans une conception plus « forte » de la nature humaine, cet ouvrage comporte quelques sections intéressantes sur le développement économique : lorsque l’auteur nous entretient sur les « savoir-faire et les compétences » nécessaires au développement économique équilibré (valorisation humaine de la fragmentation et de la division du travail), sur les « institutions » supposées pertinentes (adéquation des institutions et du développement orienté), sur les « volontés » de développement (développement guidé par l’équilibre des forces sociales), sur les « facteurs d’intégration sociale » (égalité réelle des chances), enfin sur les idées « d’initiative et d’innovation » (système des contraintes et des bénéfices devant canaliser l’initiative et l’innovation). Toutes ces dimensions de la personne humaine, qui représentent pour l’auteur des facteurs de croissance importants, interpellent directement le lien profond qui unit les théories du développement économique avec les bases anthropologiques sur lesquelles elles reposent.
Dans son ouvrage sur la théorie du développement, Jan Nederveen Pieterse ouvre à sa façon l’enquête anthropologique que nous cherchons à poursuivre dans ce chapitre en abordant le développement économique sous diverses rubriques : la canalisation des ambitions et des rivalités (le mode de mise en compétition des individus), le problème de la satisfaction « plus ou moins » réelle de besoins « plus ou moins » réels (ou artificiels), enfin par le biais d’un questionnement sur les logiques associées aux sphères du privé et du public.
Le capitalisme pousse jusqu’à l’extrême l’idée de mettre en compétition les individus ; il propose même des mécanismes impersonnels et objectifs (le mécanisme du marché autorégulé) capable d’intensifier à l’infini cette mécanique implacable de mise en compétition des individus les uns contre les autres. Ce faisant, il aliène définitivement d’autres dimensions de la personne humaine (travail coopératif, socialité et altruisme, équilibre psychique, etc.) – aliénation capable d’engendrer des pathologies individuelles et collectives devant nécessairement, tôt ou tard, hypothéquer le développement économique et qui deviendront des « coûts » que le système social devra nécessairement affronter un jour.
Cet auteur nous montre ensuite comment un système fondé sur la croissance tous azimuts tend obligatoirement à produire autant de « besoins » et de moyens de les « satisfaire » qu’il fabrique des produits devant être consommés. Ce faisant les notions de « besoin » et de « satisfaction » perdent le sens que nous leur accordons habituellement ; ils cessent d’être reliées à notre vision traditionnelle du « besoin » comme nécessité biologique capable de se satisfaire dans son objet et devant nécessairement se satisfaire dans cet objet même. Les besoins, dans nos sociétés de production, sont des fonctions sans fondement anthropologique et objectif – ils ne sont plus maintenant que l’extension « consommative » des capacités de production du système.
Finalement cet auteur nous propose une réflexion sur les catégories de « privé » et de « public ». Discussion toujours intéressante dans la mesure où les frontières que l’on trace ou que l’on accepte entre le privé et le public en disent long sur notre conception du développement : selon si l’on désire élargir la sphère du privé ou encore la baliser et plus encore sur l’essence même de ce que l’on considère comme étant privé ou public (rôle des institutions, encadrement de l’activité privée, responsabilité collective associées à l’initiative privée, actes de nature privée, etc.).
Dans son ouvrage jetant les bases d’une « économie politique globale », Robert Gilpin montre les insuffisances des théories économiques classiques et néo-classiques pour expliquer l’ordre économique mondial actuel. Pour l’auteur, le monde s’est surtout développé autour d’un certain nombre de vecteurs de force, puissances qui demeurent encore aujourd’hui les forces actives dominantes quant au développement économique. L’État et le Marché (dominé par des oligopoles) demeurent les acteurs clés du développement économique mondial – développement qui continue de s’organiser autour des mouvements du capital international et du jeu des États les plus puissants (« state-centric realism »).
Là où l’ouvrage de Robert Gilpin rejoint l’enquête anthropologique qui nous menons ici se joue au sujet des préoccupations de l’auteur relativement au fait de toujours concevoir ensemble l’économique et le politique ; pour lui, les réalités économiques et les réalités politiques sont intimement « imbriquées » et les projets de développement doivent toujours être des projets de développement politique/économique. Ce principe est intéressant dans la mesure où des phénomènes de développement économique qui ne comportent pas leur contrepartie en termes de développement « social et politique » vont nécessairement engendrer des déséquilibres de société plus grands que les bénéfices à court terme enregistrés.
Cette synthèse plus complète entre le politique et l’économique que nous propose l’auteur fait d’autant mieux valoir son analyse des compromis historiques particuliers et singuliers (entre le politique et l’économique) ayant été réalisés dans chacune des grandes démocraties occidentales : soit le style « social démocrate » propre aux différents grands pays démocratiques existants. L’auteur montre comment les modalités spécifiques des divers systèmes institutionnels nationaux ont contribué à façonner (tout en étant façonnés en retour par les modalités locales des processus économiques) la teneur originale des social démocraties : la variant allemande, la variante hollandaise, la variante anglaise, la variante française … Davantage que Karl Polyani, qui nous montre les compromis (capital/lois restrictives) réalisés dans l’histoire sur les facteurs de production, Robert Gilpin considère comme un impératif de « penser ensemble » développement économique et développement politique (ordre, lois, encadrement légal, régulations, systèmes et organisation). Nous croyons en effet que les préoccupations de l’auteur rejoignent ici les nôtres dans la mesure où elles se rapportent directement au problème par exemple des « systèmes de contraintes et d’incitation » que toute société doit fixer pour calibrer l’activité des forces privées et réguler de manière plus harmonieuse les processus de développement économique.
Dans son célèbre ouvrage sur le développement économique, Douglass North, prix Nobel d’économie, nous propose sa conception, très « libérale », du développement économique. Malgré les limites inhérentes à la vision libérale du développement, entre autre fondée sur la schématique réductrice de l’homo oeconomicus, le libéralisme « version intégrale » a comme vertu de mettre l’accent sur un certain nombre d’aspects essentiels relativement à la nature de la nature humaine – aspects qu’aucune approche du développement économique ne saurait ignorer sans conséquences majeures – aspects sur lesquels nous reviendrons d’ailleurs dans notre discussion ultérieure sur l’anthropologie du développement.
En réfléchissant sur les sources de « l’ordre et du désordre » dans les sociétés humaines, Douglass North met en lumière la pertinence des mécanismes autorégulateurs capables de favoriser un ordre spontané dans les affaires humaines – tel le marché, évidemment, mécanisme qui synthétise et ordonne avec une économie de moyens fantastique des flux d’échanges infinis. De tels mécanismes autorégulateurs ne doivent évidemment pas être écartés du revers de la main, ils doivent au contraire être institués pour servir de point d’appui stable dans les relations entre les hommes. Mais ils ne doivent aucunement devenir des absolus, acquérir une dimension « ontologique » et laisser croire qu’ils vont régler toutes les formes d’échanges et de relations qui puissent exister entre les humains. À un certain niveau de réalité, à l’intérieur de certaines formes d’encadrement institutionnel et pour certains aspects de la nature humaine (canalisation du risque et de l’initiative, distribution et orientation des actions stratégiques des acteurs, déploiement pertinent des investissements productifs, etc.), ce genre de mécanisme peut se montrer efficient et assurer des fonctions d’ordre relatives.
De plus, Douglass North rejoint directement les préoccupations qui sont les nôtres dans cette étude lorsqu’il essaie de réfléchir sur le meilleur système « d’incitatifs individuels » qu’une société désireuse d’accélérer le développement économique se doit de mettre en place. Sans discuter ici de cet impératif absolu du développement et de la croissance qui anime ce genre de libéralisme très « pur », la discussion que propose D. North est intéressante dans la mesure où elle questionne cette jonction essentielle, dans le discours du développement, entre les processus « macro » et les processus « micro » (psychologique) eu égard au développement économique. S’appuyant sur une conception quasi « darwinnienne » de la vie humaine – nécessité du travail, sélection et contingence, lutte pour la survie, appropriation naturelle, etc., D. North ne peut qu’encourager le déploiement tous azimuts d’une institution comme le marché, celui-ci représentant la façon optimale de répartition et d’allocation des ressources rares : ce qui est juste si l’homme, dans sa nature intime, est et demeure un être défini par l’envie, le désir d’acquisition et d’appropriation, la volonté d’enrichissement, l’égoïsme des passions. Mais est-ce bien là une définition « naturelle » ou « artificielle » de la nature humaine.
Dans son célèbre essai sur l’évolution de l’économie monde, Joseph E. Stiglitz retrace, entre autres à travers l’évolution des grandes institutions internationales, les lourdes transformations des systèmes et des sociétés qui ont marqué le vingtième siècle. Au travers de sa vaste expérience, cet auteur interroge à sa façon les conceptions du développement qui ont influencées et traversées les grandes institutions internationales (ONU, Banque Mondiale, Fonds Monétaire International, etc.).
L’auteur rejoint nos interrogations sur les fondations « humanoïdes » des grandes théories économiques quant il se demande pourquoi les programmes de réforme structurelle adoptés et le déploiement d’institutions démocratiques/libérales un peu partout n’ont pas donnés les résultats escomptés en termes de croissance économique et de développement général. L’auteur reconnaît avec justesse que les programmes de privatisation tous azimuts, la libéralisation doctrinale des marchés, l’infiltration agressive des multinationales et l’apport d’investissements étrangers « déconnectés » des tissus sociaux/locaux … toute cette idéologie du développement n’a pas su produire un développement un tant soit peu harmonieux dans les pays concernés et qu’en conséquence il fallait revoir ou à tout le moins « pondérer » un tel modèle « libéral » de développement.
L’auteur, au niveau macro social, reconnaît également les limites de la conception libérale de la dynamique des sociétés ; il comprend que la logique du marché ne peut réguler l’ensemble des processus sociaux et qu’elle ne peut organiser adéquatement, en finalité humaine, le jeu des forces sociales existantes : d’où la nécessité non seulement de compléter les processus imparfaits du marché, mais également de penser autrement l’organisation d’ensemble du développement humain et économique. L’auteur note que le marché ne peut garantir en lui-même, contrairement à ce qu’affirment les penseurs néo-libéraux, l’équité et la redistribution nécessaires à quelque équilibre social que ce soit : ce ne sont pas les imperfections du marché qui engendrent « l’inégalité et l’in équité », c’est simplement dans la nature même du mécanisme institutionnel du marché de ne pas pouvoir garantir de telles choses.
Finalement, Joseph E. Stiglitz analyse également le niveau micro social et s’interroge sur le cycle individuel de la pauvreté et du sous-développement. L’inégalité des chances de départ, l’absence d’intégration sociale décente, les conditions de vie « difficiles », le manque de mise en dispositions, de formation et d’opportunités … produisent chez l’individu des réactions régressives d’impuissance, de révolte et de décrochage qui hypothèquent à la source même toute possibilité individuelle et collective de développement social et économique viable : or le marché ne peut d’aucune façon remédier seul à un tel état de choses. De telles propositions ne peuvent évidemment que nous encourager dans notre volonté à produire un modèle plus complexe mais plus achevé de développement économique.
Dans le collectif qu’il dirige sur le développement économique, Alain Bruno passe en revue et réfléchit sur tout un ensemble de modèles de développement économique, dans le but de mettre en lumière les principes dynamiques sur lesquels se fonde en dernière instance chacun de ces modèles de développement. Sans ouvrir explicitement une discussion sur les fondations anthropologiques sur lesquelles reposent ces modèles de développement, l’ouvrage d’Alain Bruno a le mérite de faire voir jusqu’à quel point le développement économique peut être abordé de multiples façons – façons qui reflètent les multiples aspects du devenir humain.
Les principes qui animent chacun des modèles nous en disent long sur la manière dont les concepteurs de ces modèles s’imaginent, en même temps que le développement économique, le développement de l’être humain : les principes qui sous-tendent ces modèles sont des abstractions transitoires devant nous mener à la vision anthropologique que se fait de la vie humaine l’auteur du modèle – surtout lorsqu’il s’agit, comme dans ce cas-ci, de modèles de croissance endogène.
Alain Bruno nous présente ainsi le modèle de développement de Robert E. Lucas, fondé sur la créativité « naturelle » de l’être humain, la spécialisation spontanée des « savoirs intérieurs », enfin sur la capacité « d’adaptation » des facultés humaines. Modèle intéressant dans la mesure où s’il ne fait qu’aborder des problématiques extrêmement complexes – comme celui de l’adaptation ou de la créativité – il ouvre des débats qui empêchent de concevoir de manière unilatérale et unidimensionnelle la nature humaine et les fondations anthropologiques du développement économique. Puis l’auteur nous initie au modèle de développement d’Aghion et de Howitt, modèle axé sur le principe actif de la « destruction créatrice » – la vie est destruction perpétuelle et recréation continuelle de nouvelles formes et de nouvelles visions. Ce modèle est également intéressant dans la mesure où il met en lumière des aspects inédits de la vie humaine individuelle et de celle des collectivités humaines : cycle de mort et de renaissance des formes acceptées et acceptables (institutions, objets et produits, schèmes et approches dominantes, etc.). Puis l’auteur nous présente le modèle de développement proposé par John Kenneth Gailbraith. Le modèle de la « filière inversée » est également intéressant relativement à notre enquête anthropologique dans la mesure où il fait ressortir certaines des dimensions « structurantes » de l’activité humaine : la propension des vastes filières techno-industrielles et technobureaucratiques à engendrer des « encadrements constitutifs » sur la personne humaine (besoins artificiels, désirs programmés, assujettissement orienté, consumérisme, etc.). Enfin, l’auteur nous présente le modèle de développement élaboré par François Perroux : modèle fondé sur le principe des « pôles de croissance » et les « avantages comparatifs ». Ce modèle est pertinent dans la mesure où il met l’accent non pas sur les qualités et facultés individuelles devant servir « d’intrants » dans le développement économique, mais aussi sur les qualités et facultés « collectives » qu’un groupe social organisé peut et doit faire valoir pour s’assurer d’une croissance viable. Ces qualités collectives sont acquises et vécues individuellement mais « construites » collectivement.
Finalement Alain Bruno ouvre une discussion intéressante sur le rôle de l’État et des institutions dans le développement économique, ce qui évidemment relance avec insistance la nécessité de ne jamais isoler l’économique et le politique – les deux devant toujours évoluer ensemble dans quelque équation de développement économique que ce soit. L’homme moderne est un être construit ; il est aussi bien un être politique qu’un être économique et toute volonté de faire disparaître la dimension politique de son existence va nécessairement engendrer de nouvelles monstruosités.
Dans son ouvrage sur le développement économique, Gérard Azoulay nous invite dans un premier temps à une réflexion intéressante sur la notion très importante de « croissance économique ». Azoulay remet en question la « pseudo » nécessité d’en arriver à une croissance économique – quelque soit par ailleurs la façon dont sera obtenue cette croissance. La croissance économique ne peut être viable que si elle favorise le plein déploiement des facultés humaines et ouvre des possibilités d’épanouissement pour l’être humain. Sans devenir idéaliste, Azoulay essaie de montrer comment la production « d’exclusion, d’inégalité et de pauvreté » aliène les facultés humaines et devient par la suite un frein sérieux pour tout saut qualitatif ultérieur en termes de productivité et de croissance. Mettre l’accent sur l’idée « d’aliénation », c’est évidemment poser d’une manière originale mais fondamentale le problème de la liberté chez l’homme – liberté acquise, liberté appropriative ou non, liberté matérielle ou spirituelle, etc..
Puis, Gérard Azoulay nous invite à une réflexion critique sur le concept de développement, dans la perspective de ce qu’on a appelé le développement « inégal ou hétérodoxe ». Azoulay fait bien valoir comment la plupart des acteurs engagés dans le développement tendent à concevoir de manière unidimensionnelle et à partir de la seule dimension « économique » toute idée de développement : investissement, productivité, rationalité, efficience, appareillage technologique. Or ce langage économique assure et perpétue dans les faits un état de domination et de dépendance dont très peu de pays savent se sortir. « Sortir du sous-développement », « rattraper les retards structurels » … ne sont que des exemples d’une vision unilatérale du développement économique – et l’on est en droit de se demander si la domination et la dépendance « économique » ne commencent pas d’abord par une domination « mentale, idéologique et spirituelle » des esprits.
Dans son ouvrage sur le développement économique, André Tiano cherche à comprendre et à déconstruire l’ensemble des mécanismes complexes qui amènent et reconduisent la dépendance des peuples « soumis » au développement. Ce genre d’essai nous ramène brutalement à notre enquête anthropologique dans la mesure où l’auteur cherche lui-même à repenser l’économie politique sur des bases plus larges et plus harmonisées avec la complexité de la nature humaine.
L’auteur met d’abord en relief l’incroyable « réductionnisme » dont ont toujours fait preuve les théories et les modèles de développement économique : homo oeconomicus, homo socialis, homo predatus … On ne peut réduire l’homme à une seule dimension, sinon on risque de faire circuler une théorie nécessairement « idéologique » du devenir et du développement. Si les expériences socialistes ont engendré des monstruosités à tous les niveaux, il ne faudrait pas croire pour autant que le capitalisme tous azimuts soit la panacée aux problèmes de développement économique – si l’on espère encore que ce développement permette à l’homme de se libérer, de s’épanouir et d’être heureux. Pour l’auteur, les deux modèles qui ont dominé le monde occidental depuis plus d’un siècle se doivent d’être sérieusement repensés – repensé dans le cadre d’une économie politique plus globale et seule capable de proposer des modèles moins aliénants de développement.
Puis l’auteur cherche à comprendre comment se construit et se déploie graduellement les processus de dépendance (économique surtout), mais également comment ces processus demeurent intimement liés aux autres processus de construction de la dépendance : processus de corruption des élites et des formes d’autorité politique, processus de perturbation et d’infiltration des équilibres sociaux traditionnels, processus de « déshumanisation » et de « désocialisation » des esprits, processus de destruction des liens communautaires, processus de réinscription des mécanismes économiques locaux dans des entités capitalistiques plus larges et dynamisés par des principes différents, etc. L’auteur, enfin, cherche également à montrer le travail continuel de « démantèlement » des institutions et des liens locaux/régionaux qu’opère le jeu des compagnies multinationales et transnationales. Ce genre de réflexion, qu’il faudrait pousser encore plus loin, questionne la nature humaine entre autres dans la mesure où il fait bien ressortir tout un ensemble de processus « pervers et régressifs » qui peuvent facilement s’installer au cœur des collectivités humaines et engendrer à terme des perturbations gigantesques relativement au développement économique existant. Ce genre de réflexion interpelle au plus haut point les données anthropologiques de base se situant à la source de l’activité humaine et de tout développement économique « possible ».
Dans son œuvre entièrement tournée à repenser le développement économique – œuvre qui n’a cessé de questionner le développement économique unidimensionnel que l’on rencontre un peu partout dans le monde – Samir Amin a toujours cherché à élaborer des modèles de développement socio-économique capables d’assurer, en même qu’un développement économique/matériel réel et viable, un développement correspondant tout aussi viable des facultés humaines les plus nobles de l’être humain (dignité, socialité, humanité, spiritualité, etc.).
Dans le collectif auquel il a participé en 2002, publié par le Centre Transcontinental Européen, Samir Amin ré ouvre à sa façon le débat anthropologique sur la nature humaine et le meilleur moyen, étant donné cette nature humaine, d’assurer un développement économique plus harmonieux et respectueux des personnes. Il réfléchit ici sur ce qu’il appelle la « convergence naturelle » des intérêts individuels et collectifs – en montrant comment la logique du marché a tendance à accentuer les facteurs de divergence entre ces mêmes intérêts individuels et collectifs.
Par la suite, Samir Amin nous propose également une réflexion sur la vocation soit disant « naturelle » de l’homme à dominer la nature – ainsi qu’à dominer son semblable, de façon directe ou indirecte (société et ordre politique organisé, État ou institution politique centrale, etc.). L’homme « libéral » joue sur le double statut anthropologique de « partie intégrante et intégrée » et celui de « partie séparée et extérieure » à la nature ; ce double statut « ontologique », devrait-on dire, lui permet de justifier n’importe quel type d’écart aussi bien par rapport à la nature que par rapport à ses semblables : une liberté « abstraite », sortie de tout ancrage social et « naturel » (l’homme comme partie intégrante et intégrée à la nature) ne peut mener qu’à des aberrations monstrueuses.
Dans ce collectif, il faut également souligner l’excellente discussion que nous propose Pedro Vuskovic, dans sa volonté d’élargir les conceptions traditionnelles que l’on se fait du développement économique. Vuskovic met l’accent sur la nécessité d’une intégration sociale primaire des individus (intégration endogène), axé sur le groupe de référence et d’appartenance, suivi d’une intégration plus exogène du développement économique – axé sur la logique du marché.
Par la suite, cet auteur nous propose un développement économique fondé sur des « priorités de production » et sur une « structure de production en finalité », plutôt qu’une structure de production fondée exclusivement sur la production elle-même (produire à tout prix) ; cet auteur propose également de changer le critère d’évaluation des initiatives de production – soit de changer le critère absolu du « profit » par celui « d’efficience sociale ». Toute une part, dans nos économies actuelles (économie coopérative, économie sociale, etc.), répond déjà de ce principe et a déjà prouvé sa pertinence
Dans leur ouvrage sur l’évolution actuelle du capitalisme, Luc Botlanski et Eve Chiapello nous proposent à leur façon une gigantesque étude sur le déploiement et le redéploiement du capitalisme « en » civilisation occidentale, en nous montrant comment cette nouvelle phase de développement du capitalisme a modifié de fonds en comble tous les paramètres de l’existence individuelle et collective. Ces auteurs reprennent à leur façon le débat théorique que nous voulons ouvrir dans ce chapitre en faisant valoir jusqu’à quel point les bases fondatrices et l’esprit du capitalisme se sont radicalement transformés depuis les dernières décennies. Pour ces derniers, les représentations convenues que nous nous faisons concernant l’évolution du libéralisme et du capitalisme (schéma idéologique de l’évolution reliant le capitalisme et le libéralisme) ne correspondent plus du tout au déploiement réel du monde contemporain, si tant est que cette schématique ait réellement pu permettre une appréhension adéquate des mondes passés. Le capitalisme a subi de profondes mutations qualitatives, dont la dernière a sérieusement ébranlé les données traditionnelles concernant les conditions de vie des individus et les conditions de développement des sociétés.
Le capitalisme version actuelle a procédé à une déconstruction en profondeur de tous les modes de vie antérieurs – ainsi qu’à une reconstruction inédite des nouveaux modes de vie, d’organisation collective et de production/consommation. Il a de plus modifié complètement les schèmes d’appréhension et d’organisation du travail ainsi que des conditions et des univers dans lesquels prennent force réalité ce nouveau « code » du travail. Dans cette aventure, le local et le régional comme espace identitaire et comme face à face culturel tendent à disparaître, alors que les liens « relationnel/productif » et « logistique/productif » tendent à se dépersonnaliser, se déterritorialiser, se désocialiser et se déréguler.
Dans un sens anthropologique plus primaire, ce sont plus profondément toutes les catégories d’appréhension du monde social et du monde du travail que le capitalisme est en train de modifier en profondeur. C’est le sens et la valeur de toutes nos catégories d’appréhension du monde qui se voient bouleversées par les transmutations actuelles du capitalisme : le travail et le loisir, les temps et lieux de travail versus d’autres temps et d’autres espaces humains, les valeurs de formation, de vie active, de valeur sociale du travail, de contribution et de rémunération individuelle, etc. En outre, ce sont nos conceptions primitives de réalisation de soi et de réalisation de soi par le travail qui se sont transformées, de milieu de vie humain et de rapports sociaux finalisés, d’inscription individuelle dans entités collectives de divers ordres, de productivité individuelle socialement définie et inscrite dans des cadres assignés (calibrée et orientée en fonction de finalités convenues et consacrées), de conception générique du devenir humain et de production de soi comme valeur sociale
- A) La théorie libérale du développement économique
Essayons tout d’abord de dégager sur quelles bases effectives le libéralisme économique essaie-t-il de se fonder ; la question peut paraître simple au premier abord mais le problème est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. En effet, et comme toute dogmatique aspirant à une prise efficiente sur le réel, le libéralisme économique a acquis une grande puissance de production et d’absorption du réel en s’appuyant sur des fondations à la fois mythologiques, anthropologiques, sémio idéologiques, symboliques, matérialistes, enfin en s’appuyant sur des fondations pratiques/concrètes.
Premièrement il faut comprendre qu’aucune société n’a jamais appliqué au sens strict, formel et intégral, la théorie libérale du développement économique. Il faudrait plutôt dire que certaines sociétés se sont en partie inspirées de cette vaste dogmatique théorique et ont orientées certaines de leurs entreprises de construction sociétale en fonction des axiomes et principes définissant ce qu’on appelle communément le libéralisme économique. Deuxièmement, et même dans la mesure où furent en partie appliqués certains des principes régissant le libéralisme économique, on ne peut facilement discerner dans cette multitude de pensées, de gestes et d’actions ce qui, parmi ces nébuleuses complexes, relève de l’idéologie, de la croyance mythique, de la suggestion analogique, de la contingence pratique, de la nécessité matérielle, de la vérité anthropologique, etc.
Aussi faudrait-il à chaque fois pouvoir discerner, si l’on se voulait très rigoureux et ce, pour chaque formation socio-historique étudiée, ce qui a réellement été engendré et déclenché, dans la mécanique générale de développement économique, par les facteurs et opérateurs « libéraux » de développement (facteurs mythiques, anthropologiques, sémio idéologiques, symboliques, matérialistes, pratiques/concrets), pour ensuite découvrir la part relative réelle de chacun de ces facteurs et opérateurs dans l’économie générale du développement ci observé. C’est pourquoi il importe de comprendre la synthèse complexe d’éléments hétérogènes qu’assure la double schématique théorique « modèle économique libéral/homo oeconomicus » afin de pouvoir mieux repérer et analyser, à l’avenir, l’ensemble des composantes opaques et des éléments consistants qui font la substance du schème théorique libéral en matière de développement économique.